Altitude 51

''Cela faisait des jours et des jours qu'il pleuvait. Une pluie fine, silencieuse, sournoise. A l'intérieur on l'oubliait, mais dès qu'on jetait un coup d'oeil par la fenêtre : de l'eau, de l'eau plate sans vie à l'infini, avec quelques minuscules îlots, sommets émergés des collines. Allait-elle devoir quitter sa maison cette fois-ci ?

Au fil des années, le climat avait changé par vagues successives. Aujourd'hui, il y avait une longue saison sèche de mai à décembre. C'était la période active, les touristes affluaient du monde entier, c'était devenu la seule et unique source de revenu de la région ; mais il y avait aussi des incendies terribles, des orages effrayants accompagnés de tornades qui détruisaient tout sur leur passage. La reconstruction donnait du travail à beaucoup.

Puis en janvier, il se mettait à pleuvoir, interminablement, l'air était tiède et poisseux, ça lui rappelait la Guyane.

Et l'eau avait monté.

Ici elle était saumâtre, plus on allait vers l'Est, plus elle était salée. L'ancienne autoroute avait longtemps fait office de brise-lames quand la mer était forte du Marin. La Grande Tempête de mars 2099 l'avait détruite du côté de La Murelle. Maintenant elle aussi était submergée, seulement signalisée par quelques balises. On avait fait un passage pour les grands bateaux ravitailleurs qui suivaient le chenal depuis le grand delta de la Berre et du Rieu jusqu'à Port-la-Roque.

Un petit canal passait devant la maison, elle pouvait amarrer son bateau au pied de l'escalier. Presque tous les réfugiés qui se tassaient dans le Quartier Haut avaient leur embarcation à propulsion électrique solaire. Les voitures se raréfiaient, on n'en construisait plus à usage individuel, le carburant était devenu introuvable.

Elle s'installa à l'arrière de sa barque, appuya sur le démarreur et en route à petite vitesse vers la nouvelle école du quartier du Chalet construite en bois sur pilotis, comme les maisons alentour peintes de couleurs vives. Aujourd'hui, c'était le dernier jour de sortie de l'année avec les grands : elle les amenait faire de la plongée bouteille sur la cathédrale St Just, une merveille sous-marine qui attirait des poissons par milliers ! Il y avait un service de transport public par jumbo-hélicoptère vers la nouvelle grande ville créée sur les hauteurs depuis l'engloutissement de Narbonne, puis on prenait le coche d'eau jusqu'à la base nautique installée sur une plateforme flottante.

- Madame, c'est vrai que vous allez partir très loin l'année prochaine ?

- Oui, j'ai fait une demande à l'école française de Valparaiso, j'attends la réponse d'un jour à l'autre. Mais je ne vous laisserai pas tomber, on pourra communiquer par internet !

Elle était triste de devoir quitter sa maison en pierre construite en 1901, c'était écrit sur le fronton. Mais l'eau montait, les pièces du bas étaient de plus en plus insalubres, même à la saison sèche, ça sentait l'humidité. Les climatologues disaient que l'eau continuerait de monter encore, malgré les économies d'énergie imposées et tous les efforts écologiques. Il fallait s'installer à au moins 70 mètres au dessus de l'ancien niveau de la mer pour être tranquille.

Elle préférait partir et s'expatrier dans l'hémisphère sud, les conditions de vie y étaient plus faciles, le vignoble tenait le coup sur les contreforts des Andes.

Et le jour du départ arriva... Il lui fallait fermer la maison définitivement. Elle monta une dernière fois au second : elle souhaitait que s'imprime sur sa rétine la vue depuis la terrasse. Elle aperçut un vieux papier coincé entre deux pierres du muret : une carte d'état-major de 1998 avec Roquefort-des-Corbières, altitude 51 mètres. ''

Violette Romain (14 août 2007) l'île St Martin